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Le piano la sauva de ses obsessions, ses loups la protègent des requins du show-biz. Rencontre (risquée) avec une virtuose stupéfiante. Le territoire d'Hélène Grimaud se situe en haut d'une colline
du Connecticut, à une heure de train de New York. Par sa rusticité,
sa maison tient plus du refuge intime que d'une villégiature pour pianiste
harassée par les applaudissements. Elle vous demande d'ignorer l'odeur
de boucherie qui flotte sous l'appentis, vous convie à entrer. Avec un
rien de nervosité dans le décontracté, elle tourne en rond
dans son salon-cuisine à l'américaine. « Confort ? »
dit-elle en désignant le canapé, « ou inconfort ? »
suggère-t-elle en se calant sur une spartiate chaise de bar, avant de
s'esclaffer : « Moi, je choisis toujours le plus inconfortable ! »
« J'aurais pu choisir un instrument à cordes, plus organique, riche de résonances internes immédiates, mais cela ne me convenait pas. D'emblée, j'ai aimé le rapport d'affrontement, de conquête avec ce piano né en même temps que la révolution industrielle et qui ne peut jamais être une extension de vous-même. Le jour où j'ai attrapé un violon, j'ai trouvé sa ligne de chant trop linéaire. Le piano, avec ses voix superposées, ses sonorités étagées, correspondait bien à mon esprit à tiroirs. » Tiroir. Compartiment. Rangement. Ordre. La jeunesse d'Hélène Grimaud se partage entre un fonctionnement à l'instinct, débordant, éruptif, et la quête obsessionnelle d'un équilibre intérieur. « Vers 6 ans, quand je me blessais à une main ou à une jambe, je m'infligeais aussitôt la même blessure à l'autre main ou à l'autre jambe, en symétrie. C'était la seule manière de ne plus éprouver la sensation d'être subitement au bord d'un précipice, de retrouver une paix intérieure. Plus tard, je me mis à sortir tous les vêtements de mes placards, pour les replier inlassablement, avec une règle. Il fallait que je retrouve le même nombre de millimètres de part et d'autre du col. Vers les 15 ans, ce fut un problème d'espace. En tournée, quand je rentrais dans ma chambre d'hôtel, je réorganisais tout selon mon ordre personnel. Quand je revenais tard dans la nuit, après une répétition ou un concert, si la femme de chambre avait tout remis d'aplomb, je ne pouvais pas allumer la lumière avant d'avoir replacé tous les objets selon ma perception initiale. Cela m'a passé vers mes 20 ans. J'étais au Japon, au 78e étage d'un hôtel. Je venais d'acheter un pull magnifique avec un motif de dauphins. Toute la nuit, je me suis posé une question fondamentale : "Vais-je le porter ou non ? Car, si je le porte, je risque de l'abîmer." Au petit matin, j'ai ouvert la fenêtre et j'ai balancé le pull ! J'en avais marre d'être esclave de mes obsessions ! » Heureusement, surtout, que ce ne fut pas le piano qui passa par la fenêtre ! Hélène Grimaud n'en fut jamais esclave. Car elle a toujours eu d'autres projets de métiers en tête : psychologue... ou éthologue (étude du comportement animal). D'ailleurs, pourquoi se serait-elle révoltée contre son instrument, le moins asymétrique de tous, avec l'emploi des deux bras déployés comme un balancier d'équilibriste ? Le solfège non plus ne l'a pas rebutée, bien au contraire, puisqu'il repose sur des règles précises, une logique quasi mathématique. Surtout, elle fut soutenue par des parents enseignants, certes inquiets, mais attentifs à laisser leur fille unique s'épanouir sur un tabouret de pianiste plutôt qu'en s'épanchant sur le divan d'un psy. En deux ans, Hélène Grimaud intègre le conservatoire de Marseille, dans la classe de Pierre Barbizet. « Il mettait l'accent sur la couleur et le rythme, les rapports de
timbres dans l'espace. Il acceptait toutes les sonorités pourvu qu'elles
sortent du plus profond de vous-même, sans inhibition. Il parlait littérature,
peinture, architecture, à coups d'images dépassant de loin la
technique musicale. Avec lui, je décollais toutes les minutes... et ses
cours particuliers pouvaient dépasser les trois heures. J'en ressortais
laminée, embrouillée, sans repère sur moi-même, minée
par le doute... et néanmoins obligée de faire le point, d'avancer.
J'ai toujours la même attitude : je ne progresse qu'après des états
d'extrême confusion. » « Même si j'ai eu des parents formidables, chaleureux, ouverts à toutes les discussions, j'ai probablement perdu ce sentiment de provenance, de racines, à cette époque-là. A 14 ans, j'envisageais déjà de partir pour de grands espaces. » Pour faire décoller son imaginaire, Hélène Grimaud parcourt les steppes de la littérature russe. «J'aime ces caractères tourmentés, ces psychologies tortueuses. Le prince Mychkine, surtout, dans L'Idiot, de Dostoïevski : grand, mal perçu par son entourage, capable de toutes les folies, mais se résignant aux choix les plus humains. Mon premier disque fut consacré à Rachmaninov car je tentais de retrouver en musique les sentiments soulevés par mes lectures. En 1986, j'ai présenté le concours Tchaïkovski, à Moscou, pour vérifier que les gens de la rue ressemblaient aux personnages de romans : excessifs, impulsifs, chaleureux, portant leur déséquilibre avec superbe, à fleur de peau. La réalité est presque plus belle que la fiction. » Au Conservatoire de Paris, Jacques Rouvier tente de dompter un tel tempérament : « Il a pris le temps, avec une patience infinie, de consolider les bases techniques qui me faisaient défaut. J'ai eu la chance d'avoir deux professeurs différents, mais dans le bon ordre : Pierre Barbizet m'a rendue accro aux mondes enfouis dans les partitions ; avec Jacques Rouvier, j'acceptais sans rechigner un travail plus austère, puisqu'il permettait d'accéder à des beautés supérieures. » Dans un rire adolescent, Hélène Grimaud évoque pourtant son caractère cabochard. « En bon pédagogue, Jacques Rouvier m'imposait de travailler les études de Chopin et de Liszt. Moi, j'aimais les oeuvres à grandes lignes, à grand souffle, comme le Premier Concerto de Chopin et la Deuxième Sonate de Brahms. Je ne travaillais donc pas le programme des examens, à la plus grande inquiétude de mon professeur. En retour, il refusait de m'aider à préparer mes fichues oeuvres ! Heureusement, l'orchestre des anciens du conservatoire d'Aix-en-Provence accepta de m'accompagner dans le Premier Concerto de Chopin. Satisfaite d'être allée jusqu'au bout de ma volonté, je jouai même les fameuses études en bis... et j'apportai la cassette à Jacques Rouvier. » A la patience, celui-ci ajoute la générosité en faisant écouter l'enregistrement à son propre producteur de disques, qui veut aussitôt signer Hélène Grimaud. Son premier disque Rachmaninov, à 15 ans, lui offre une passerelle naturelle dans le circuit professionnel. La pianiste n'aime pas trop parler de cette période chahutée qui suit sa sortie de Conservatoire. Beauté radieuse, elle ne maîtrise pas alors vraiment son image et accepte malgré elle de poser pour des magazines dans des robes qui ne lui ressemblent pas. Des cornacs de tous bords l'aiguillonnent aussi jusqu'à l'écoeurement pour qu'elle se spécialise dans Chopin, « qu'elle joue si bien ». Elle se débat pour interpréter Brahms, dont les remous sonores attirent cette Ophélie, Schumann pour son âpre désespoir, Beethoven pour cet appel prométhéen à se dépasser soi-même. Les journalistes se ruent sur l'oiselle : l'un s'impose comme mentor stylistique, l'autre la prend comme marraine d'un de ses rejetons et le troisième se comporte en parrain. « Les gens qui vous découvrent vous collent aux basques. Ceux qui sont passés à côté jugent votre talent suspect. Et quand vous êtes aimable avec chacun, tout le monde attend toujours plus de vous. J'aurais dû garder une certaine distance. » Hélène Grimaud trouve un havre auprès de Pierre Vozlinsky, le regretté directeur général de l'Orchestre de Paris. Il lui ouvre les porte des répétitions... et les oreilles. « Subitement, j'ai pris conscience que la musique n'était pas uniquement liée au piano. J'ai mesuré l'étroitesse de mon horizon, moi qui avais abordé le piano comme une bouée de sauvetage, en ingurgitant tout ce que je pouvais en un temps record, entre 9 et 15 ans. Je suis sortie d'une période où j'abordais les oeuvres comme elles me venaient. Je me suis mise à réfléchir. Jusqu'à une paralysie névrotique. Tant que je n'avais pas envisagé toutes les options d'une oeuvre, je n'avançais plus. Une fois que je les avais toutes en tête, je ne me décidais pas. En musique, tout, et son contraire, est valide. C'est le festival de musique de chambre du violoniste Gidon Kremer, à Lockenhaus, qui m'a appris à mettre les éléments en perspective. Et à trancher. Aujourd'hui, j'attaque une oeuvre directement au piano, dans la matière musicale, car je tiens à cette dimension primitive de plaisir. Une fois cette familiarité créée avec l'instrument, je m'en éloigne, partition en main. Sa lecture vérifie souvent mes premières intuitions. Mais le fait d'imaginer d'autres phrasés, d'autres tempi, d'autres dynamiques, d'autres couleurs renouvelle les points de vue, défriche des pistes. Même si, ensuite, je reviens à mon premier jet, il prendra une dimension autre. C'est toute la différence entre ne pas choisir et choisir en sachant pourquoi. Est-ce un chemin à parcourir pour constamment se vérifier soi-même ou un rituel de travail ? » En 1991, après avoir hésité à s'établir
dans cette Allemagne dont elle aime la littérature mais pas l'ordre rigide,
Hélène Grimaud prend du recul à Tallahassee (Floride).
Un regard change sa vie : celui d'une louve qu'un vétéran du Vietnam
garde chez lui. Aujourd'hui encore elle ne peut mettre de mots sur cette rencontre,
mais parle d'« une reconnaissance mutuelle ». Elle passe
un diplôme afin d'obtenir l'autorisation d'élever des loups chez
elle, et espère maintenant achever son doctorat d'éthologie. Avec
acharnement, la pianiste cherche un grand terrain, loin de toute habitation,
mais proche d'un réseau de communication qui lui permettra de continuer
d'exercer son métier. Les agents immobiliers du Connecticut lui proposent
de somptueuses demeures. Elle opte pour une masure à retaper et quelques
hectares de bois sans vis-à-vis. Là, derrière un double
grillage, dans l'enclos même, louve parmi les loups, elle peut observer
ses congénères en noircissant des cahiers entiers de notes. « Si, parmi eux, vous n'êtes pas présent à 100 %, cela peut devenir dangereux. Rien n'est jamais acquis, chaque comportement dépend de l'organisation hiérarchique de la meute » , précise-t-elle en enfilant une combinaison et des bottes matelassées avant de franchir la porte de l'enclos. « Je n'ai pas peur d'être mordue, mais pour vous reconnaître, vous tester, le loup commence par mordre vos vêtements. Si je porte une veste que j'aime bien et que je le repousse, même gentiment, j'instaure un rapport agressif risqué. Aussi, là, je suis tranquille. » Nous pas, quand, dans une décontraction constamment vigilante, elle
joue avec les loups, les prend à bras-le-corps, leur mordille l'oreille
tout en vous engageant à poursuivre la discussion. Le silence vous semble
plus prudent. On s'en voudrait que, d'une faute d'attention, la belle n'héritât
d'un coup de croc. Plus loin, elle s'agacera que les médias exploitent
sa passion animale. Une fois encore, son image lui échappe. Sa maison
de disques lui en refuse non seulement le contrôle, mais va jusqu'à
imprimer des traces de pattes de loup sur son dernier album Beethoven... « Je dose mieux les pièces qui exigent un grand souffle et les pièces courtes. J'ai appris à prendre un plaisir plus simple en concert, sans risquer la noyade à chaque fois. Et je préfère de plus en plus le récital, où je suis responsable de mes échecs, aux concertos avec grands orchestres, où l'ego du chef se vautre en travers de la musique. » N'étant pas à un paradoxe près, la pianiste évoque alors avec une émotion quasi muette ses rapports avec Kurt Masur (Quatrième Concerto de Beethoven) et Kurt Sanderling (Premier Concerto de Brahms), qui, tous deux, fournirent une assise orchestrale magistrale à son épanouissement de soliste. Mais même la perfection a son revers : « Après un tel niveau de fusion, vous redoutez davantage le concert suivant : un miracle ne se reproduit pas, vous tremblez de salir un souvenir si magnifique. C'est comme bisser une oeuvre que vous avez jouée au cours d'un concert. Si vous faites mieux, vous êtes furieuse d'avoir raté votre concert. Si vous faites moins bien, vous êtes bonne pour l'asile. » Pour Hélène Grimaud, un concert est réussi lorsque l'oeuvre l'a visitée, à travers différents niveaux de conscience. Elle peut s'y engloutir au point de peiner pour regagner les rives du réel. Parfois, une autre elle-même la regarde au-dessus du piano. Ou, subitement, des pensées saugrenues lui traversent l'esprit concernant une connaissance dans la salle. « Avez-vous remarqué comme le public ne tousse jamais durant les fortissimi au concert, mais durant les pianissimi ? Comme si une émotion mise à nue devenait intolérable. Cela me fait songer aux gens qui rient aux enterrements pour évacuer l'insoutenable. » -Bernard Mérigaud Disques. Brahms : Concerto pour piano et orchestre no 1 (Staatskapelle
de Dresde, dir. KurtSanderling, Erato).
Bernard Mérigaud
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